PAROLES DE SKIEURS _ textes témoignages d’une passion, d’une éthique, d’un accomplissement.
01 VALMESTA _ par Bruno Compagnet
02 VOYAGE AU CŒUR DE LA MATIERE _ par Bruno Compagnet
03 FREERIDE, LES 12 COMMANDEMENTS _ par Peter Corney, traduction de Cyril Neri
01 VALMESTA
Je me suis posé au bord de la route qui monte à la station. Bras tendu pouce en l’air, je regarde passer les voitures des vacanciers, des moniteurs de ski et des ouvriers qui me dépassent sans s’arrêter. Je me demande si c’est ma barbe ou ma paire de skis qui les dérangent, peut-être les deux. Finalement fatigué de respirer du gaz carbonique de si bon matin, je descends vers Siror attendre le bus bleu qui monte sur Passo Roll.
Hier il soufflait un vent de la Madone, comme on dit par ici, et l’air d’une pureté cristalline renforce encore ce sentiment que j’ai de vivre dans un décor de cinéma, d’évoluer au sein d’une carte postale en perpétuel changement. Malgré une légère affluence de touristes venus jouir du soleil et de la vue sur les montagnes environnantes, je suis seul à skier sur les pentes de la Roseta. À chaque montée je peux vérifier si la trace que j’ai laissé est bien conforme à l’esthétique du lieu, à l’éthique que j’ai de la glisse.
Poser une belle signature, un parcours qui lit la pente, tout en fluidité et belles courbes, en tenant compte de l’inclinaison et de la largeur pour placer des changements de rythme qui révèlent toute la diversité et la richesse de la descente. Il faut tenir compte de l’exposition et des changements de neige, comprendre l’élément pour en tirer le meilleur parti. Il ne s’agit pas de pousser la neige en stem aval supersonique le cul qui frotte par terre pour faire une grosse gerbe, comme sur une mauvaise photo publicitaire.
C’est vrai qu’en lisant ce qui précède on pourrait penser que je me la « pète », que je veux me poser en vieux maître de la neige, il n’en est rien et je n’ai pas une aussi haute opinion de moi. Seulement j’ai consacré toute ma vie au ski, plus de trente ans à glisser un peu partout autour du monde, alors avec l’expérience je pense avoir un peu compris certaines choses. Cette connaissance verticale au sens propre et figuré ne s’est du reste acquise qu’au détriment de ma vie sociale, familiale et professionnelle. Je ne m’en plains pas, ç’a été un choix - ou un besoin - qui m’a limité dans bien des domaines. Dans la vie de tous les jours je suis quelqu’un de maladroit, d’indécis et peu sûr de ses choix, j’ai du mal à me servir d’un ordinateur, je suis complètement nul en affaire et pas toujours à l’aise dans les relations avec mes semblables ...
Bruno à San Martino di Castrozza
Entre midi et une heure, le téléphérique est fermé pour permettre aux carabiniers et au conducteur d’aller manger tranquilement, ça fait partie des choses qui marquent la différence avec la France. Je décide de changer de secteur avant de devenir comme ces joueurs de golf qui répète inlassablement le même parcours.
Dans le village au niveau de l’église, assis sur un banc au soleil, j’attends le bus gratuit de la ligne A. La veille j’avais regardé dans un livre une photo de San Martino au début du siècle. Le pont qui marque la frontière avec l’Autriche ainsi que les maisons et les auberges furent détruit pendant la guerre, en 1915, et seul l’édifice religieux à été préservé.
Il n’y a pas grand monde sur le domaine de Tognola en ce début du mois de mars et si ce n’étaient les touristes Tchèques et Polonais la station serait pratiquement déserte. Le télésiège de « Conca » survole le snowpark, que la dernière tempête de vent a laissé dans un état lamentable. Il s’en dégage une atmosphère d’abandon, que renforce la présence de quelques rails et structures, émergeant par endroits des monticules que la neige a formé avec rage lors des dernières 48 heures. Deux snowboarders dérapent tels des survivants de l’improbable, dans ce décor d’apocalypse qu’ils ne peuvent interpréter.
Je remonte doucement en escalier en direction de cima Tognola (2200 m). Trois choucas m’accompagnent, se posent, repartent, sifflent. C’est vrai qu’avec Camille, depuis qu’on bosse sur ce projet de skis qui s’appelle Blackcrows, je les vois partout ces charmantes bestioles, compagnons de nos escapades hivernales, ce sont les fils de l’air, gardiens des crêtes et des sommets, qui nous ouvrent la porte de l’autre monde. Depuis le début de l’hiver je regarde cette belle pente qui descend tout en douceur sur l’hôtellerie de Valmesta. Ce vallon aux formes arrondies, presque féminines, se couvre assez rapidement d’une magnifique forêt. L’écart entre les arbres y est parfait, la neige protégée du vent et du soleil y demeure excellente. L’entrée dans ce petit paradis sera saluée par le départ d’une plaque à vent assez importante et le passage d’un hélicoptère de l’armée qui me pousse instinctivement à me réfugier sous les arbres.
Le bruit du rotor s’est éloigné, puis a disparu, je plonge maintenant dans l’univers boisé des trappeurs de mon enfance. J’aime skier dans les bois, immersion totale dans le milieu naturel que je ressens plus fortement que sur les hautes cimes de roches, de glace et de neige. Je me sens bien, mes skis savent ce qu’ils ont à faire, je regarde devant mais aussi autour de moi. Je ne force pas pour ne pas me fatiguer et devoir m’arrêter, ce dont j’ai horreur parce que ça brise le voyage. J’ai déjà skié en état de transe, la vitesse, les sauts, les cristaux de neige et l’énergie qu’ils libèrent sur ton passage quant tu plonges dans la matière. Je me suis déjà senti comme un animal dans son bois. Le ski vécu comme une expérience chamanique, après tout pourquoi pas ? N’y aurait-il pas là tous les ingrédients ?
L’ombre a surgi sur la gauche de mon champ de vision, je ne l’ai pas vraiment vue mais quelque chose d’inhabituel et de fugitif a immédiatement attiré mon regard, un cri venu du fond de mon ventre est sorti de ma bouche comme pour faire accélérer ma monture. Je le vois bien maintenant, ce jeune chevreuil que je viens de déranger et qui bondis difficilement dans la pente. Dans sa frayeur, il se précipite sur une barrière de jeunes sapins dont les basses branches recouvertes d’un épais manteau de neige constituent un piège naturel où son dernier bond le précipite.
Je regrette mon réflexe maintenant, sachant qu’il ne faut pas poursuivre ces animaux, l’hiver est une période difficile pour eux. Le froid et le manque de nourriture les font évoluer à la limite de la survie et ce n’est sûrement pas le moment de s’amuser à les poursuivre. Je m’approche doucement en espérant juste qu’il ne s’est pas blessé, déchausse rapidement en m’enfonçant pratiquement jusqu’à la taille, saisis fermement une de ses pattes arrière et le tire vers moi. Le hurlement qu’il a poussé a bien failli tout me faire lâcher, d’une main je lui maintiens les quatre pattes ensemble comme pour les moutons quand j’étais petit et avec l’autre bras je le rapproche de ma poitrine pour sortir de ce trou de branches entrelacées et de neige sans cohésion. Un autre cri me déchire le coeur et les oreilles, pourtant j’ai envie de le garder encore quelques instants contre moi avant de le relâcher. Lui dire qu’il ne risque rien et que même si j’aime la viande et le gibier par-dessus tout je ne lui ferai aucun mal. Dès qu’il se retrouve hors du trou, il disparaît en un clin d’oeil et il ne reste de notre rencontre que quelques poils accroché à ma veste.
J’ai rechaussé mes skis, suivi sa trace du regard dans la neige et je suis parti de mon coté. Au niveau de la piste forestière la neige est devenue croûtée, mais en traversant et en changeant d’exposition j’ai trouvé de la neige dure qui portait bien. Un grand champ de neige et quelques toits ainsi que le bruit de la route me signalaient que j’étais arrivé à l’arrêt de bus. Comme il n’y a pas d’horaire sur le panneau, je décide de rentrer dans l’hôtel où le patron, après m’avoir renseigné, me raccompagne dehors et se met en devoir d’arrêter une voiture. Je le remercie chaleureusement et lui dis que je peux attendre une demi-heure le prochain bus mais rien à faire et la cinquième voiture sera la bonne.
En arrivant au maso je coupe un peu de petit-bois. Crêpes au miel.
Texte : Bruno Compagnet
02 VOYAGE AU CŒUR DE LA MATIERE
Au petit matin de ce 3 mars (2002), je roule à fond en direction de l'Aiguille du Midi, un mug de thé calé entre les cuisses. Plus tôt, j'avais bondi sur le portable pour ne pas réveiller Elena, englouti mes céréales et filé comme un voleur rejoindre Nathan à la gare de Montenvers. Il était reconnaissable entre mille, le joint collé au sourire, sa paire de ski sur l'épaule. En arrivant sur le parking de l'Aiguille, je me gare à côté de Yannick Vallençant qui venait d'arriver. Nous partons ensemble prendre le téléphérique en nous racontant des trucs de skieur. Nate me demandera quand même : «qui est ce gars sans sac ?
Après un rapide coup d'oeil sur le départ des Cosmiques, nous traversons sans plus d'hésitation vers le Glacier Rond, plus chargé mais déjà tracé par Marco (Siffredi) et Yan (André). Nate attaque la première pente : tranquille au début, les sens en éveil, puis ouvrant progressivement pour finir en grandes courbes sur la gauche, vers le départ du couloir de sortie. Je regarde ce mec qui skie ce formidable pan de neige poudreuse suspendue 2000 mètres au-dessus de Chamonix et, avant que mes pensées ne retombent comme les gerbes de neige, j'ai la vision d'un ski beau et simple dans l'atmosphère confidentielle de ces petits matins d'hiver.
Je pousse sur les bâtons, le neige est bonne, les sensations aussi. C'est tellement facile dans ces conditions. Un vrai jeu d'enfant, dans lequel je plonge avec délice. Je m'arrête juste en dessous de Nate et Yannick nous rejoint. Le couloir est un peu tracé, mais offre encore quelques belles possibilités. Vers le milieu, nous rejoignons Marco Siffredi, Yan André, Pif et le team Mantra au grand complet. Leur vitesse de déplacement réduite énerve Marco qui m'envoie vertement chier quand je le salue en ricanant.
Nous enchaînons la dernière partie à fond et continuons en direction de la traversée au-dessus du glacier du Plan. Je me souviens de la première fois où nous étions passés par là, en début de saison, avec Nate. C'était vraiment merdique. Les choses s'étant améliorées depuis, nous traçons sans problème jusqu'à l'ancienne gare intermédiaire, la gare des Glaciers. Pause, on ressert les crochets des chaussures, on ferme les zips, et on ajuste le masque en évaluant la pente de la Para. Dans l'axe de la gare, en suivant les pylônes, c'est tout tracé. Certains sont déjà partis plus à droite, la neige y a l'air encore bonne et si on pousse encore vers le Gazex, on pourra même jouer dans les contre-pentes du torrent des Favrands.
J'aime bien cette seconde partie, moins raide que le haut, mais plus ouverte et si proche de la ville alors qu'on évolue encore dans notre monde. Nate tire à droite, plus bas. Je repère deux silhouettes et je finis par reconnaître Miko et Shaffer, deux potes ski bums qui prêchent la bonne parole dans la vallée depuis quelques saisons.
On s'arrête et on tombe tous d'accord pour dire que c'est excellent. Nate est déjà parti, Yannick l'a suivi.
Je m'élance à mon tour - droit pour prendre de la vitesse et aller taper une première courbe sur la rupture de pente. Je me décale de quelques mètres pour ne pas skier dans les traces. Et c'est en fin de virage, au moment où la pression est la plus forte, une fraction de seconde avant de me propulser dans un autre virage que tout a pété. J'ai de suite vu les lignes de fracture sur la neige devant moi et sur les côtés, c'était énorme. La vitesse et la force avec laquelle le tapis roulant de neige s'est mis en mouvement ne me laissèrent aucun doute sur la taille de l'avalanche que je venais de déclencher. Hors de question de prendre droit pour s'échapper, j'ai déjà de la neige jusqu'aux épaules. Je comprends la gravité de la situation et j'ai l'impression que toutes mes forces quittent mon corps, ne laissant qu'une grande sensation de faiblesse et un curieux fourmillement dans les extrémités. Je crie, essayant de rassembler toute mon énergie, mes skis sont en travers de la pente, je tente de résister le plus longtemps possible aux blocs de neige qui viennent se casser sur mon dos et mes épaules.
Accroche-toi, putain, laisse-en passer le plus possible, respire ! La pression augmente encore, je lâche prise.
Pour ne pas me faire allonger la tête en bas, je n'ai pas le choix, dans un ultime effort je réussis à orienter mes skis dans le sens du glissement. L'horreur, avec juste la tête qui dépasse et mes skis qui me scotchent littéralement au fond. Putain ! Reste au-dessus, respire, ça accélère, mon coeur aussi, et merde... Je viens de basculer en avant, après avoir perdu un ski coincé dans un arcos (arbuste), ça y est je suis dessous. Je réalise trop tard et j'ai déjà bouffé de la neige ! Je me bats avec l'énergie du
désespoir pour refaire surface. Un peu comme quand tu manges une série de vagues en surf - à la différence que je ne suis pas sûr de refaire surface. Combien de fois suis-je remonté pour disparaître à nouveau ? Je n'en sais rien. Miko et Schaffer qui me suivaient du regard m'ont raconté que j'avais fait le yoyo plusieurs fois. Pourtant, à la faveur d'un léger faux plat, le mouvement se ralentit à un moment où j'ai la tête dehors. Je me fais coffrer ! Mais au moins, je peux respirer. Je bouge pour ne pas trop me faire compresser par la neige qui se tasse quand elle s'arrête - ça, je l'avais lu et entendu plein de fois. Au dernier moment, je gonfle mes poumons en remuant le plus possible avec le haut du corps pour résister à l'écrasement provoqué par l'arrêt de l'avalanche.
Je suis sain et sauf ! Sauvé !! Putain, quelle merde, c'est pas passé loin. Merde... Les autres ?
Je hurle : «Nate ???»
Il me répond dans la seconde et je suis un peu soulagé.
Malgré le contrecoup dû au stress, je commence à m'agiter pour sortir de mon trou, ce qui n'est pas gagné avec un seul bras de libre et juste la tête qui sort de la neige. J'ai toujours mon ski droit au pied et ma jambe ne bouge pas d'un millimètre. Maintenant, je peux remuer avec les bras et le haut du corps. Je me retourne et au loin je vois Miko et Schaffer qui descendent en contournant la grosse fracture laissée par la plaque. Un cri !! Je me contorsionne pour voir un truc auquel je ne peux croire : une seconde plaque encore plus grosse vient de se décrocher et m'arrive droit dessus. Je lutte pour me dégager de mon piège, simple réflexe de survie. Au train où vont les choses, je n'aurai rien le temps de faire à part regarder ce mur de neige qui m'arrive droit dans la gueule. Quelques secondes d'éternité. Je pense à Eric, un ami snowboarder tué par une chute de séracs il y a deux ans à Chamonix, alors qu'il ridait aux côtés de Yan et Bruno, à sa mort, et refuse d'envisager la mienne.
Quelques dizaines de mètres encore. Je regarde cette chose qui s'approche. Je la vois comme dans un film. À ce moment, je suis comme un animal acculé.
Le choc est violent. Mon dernier ski est arraché... C'est reparti pour la machine à laver... Une chance incroyable me fait partir à gauche et sortir de l'axe du torrent. Je me fais coffrer à nouveau quand l'avalanche se stabilise. Ayant perdu mes deux skis, je peux me dégager seul et me traîner à quatre pattes, puis en appui sur mes bâtons qui sont restés accrochés à mes poignets. Je m'éloigne sans savoir réellement où je vais, comme pour mettre le plus de distance possible avec le danger...
Je ne peux pas y croire : deux fois pris, deux fois dehors. Et je n'ai rien !
Schaffer et Miko me rejoignent au moment où je reprends mon souffle et mes esprits. Ils ont déjà sorti leurs ARVAs.
Nate a réussi à s'échapper, mais quand je l'interroge à propos de Yannick, sa réponse est sans appel : «Ce gars est mort !», et d'ajouter : «C'est sûr, il a sauté une barre de vingt mètres !»
Tous les ARVAs sont branchés en réception de signal. Miko est le seul qui a un mobile et je lui dis de faire le 18.
En regardant vers le bas, on peut voir que l'avalanche est descendue très loin dans la gorge, le front ayant franchi plusieurs barres. Les recherches en ski s'avèrent difficiles, impossibles en fait, tant la gorge est profonde. Hésitant sur la conduite à tenir, le autres se préparent à descendre. Pour moi, c'est plus délicat, car je n'ai plus de skis. Mon champ d'action et de manoeuvre devient quasi nul.
On a commencé à entendre le bruit des retors à ce moment-là, et on s'est mutuellement interrogé tant le délai nous paraissait court. En effet, Miko n'avait pas terminé son appel depuis trois minutes, et maintenant les deux dragons chargeaient droit sur nous. J'apprendrai plus tard que les secours furent alertés par un témoin qui suivait nos aventures depuis la terrasse de son chalet et qui eut la bonne idée de donner l'alerte. Ça a sauvé Yannick. Je me suis promis de passer un de ces jours pour remercier cette bonne âme. Toujours est-il que l'opération fut un modèle d'efficacité : un des hélicos treuilla un secouriste vers nous. Celui-ci transmit immédiatement nos infos au second hélico. Après un rapide survol de la gorge, le second hélico s'immobilisa, un gendarme ayant repéré un point rouge. Après s'être fait hélitreuillé, il dégageait Yannick, vivant mais inconscient.
Nous, on suivait tout à la radio. Le soulagement fut énorme, presque palpable.
Ayant perdu mes skis, j'eus droit à mon premier treuillage et un petit tour d'hélicoptère. En d'autres circonstances, j'aurais adoré la balade, mais en survolant les deux énormes plaques, j'éprouvais une sensation étrange - comme si j'avais perdu une vie et que mon corps ne se soit pas encore fait à l'idée. Je repense aussi au regard que m'a lancé le pilote quand je suis rentré dans l'hélico. Mais le petit détour sur l'avalanche et vers la gare des Glaciers n'était ni pour le fun, ni pour me montrer l'énorme connerie qu'on venait de faire, mais pour déposer un gendarme en haut de la pente, au bout de la traversée, afin qu'il puisse stopper les soixante-dix riders qui nous suivaient.
J'appris par la suite que Yannick était resté moins de dix minutes sous la neige. Il avait une épaule en miettes et - aux dires du médecin - il n'aurait pas fallu que ça dure plus longtemps. Cette nuit-là, je bus plus que de raison sans vraiment arriver à me bourrer la gueule. Nate, qui me soutenait pleinement dans cette tâche, n'avait pas l'air saoul non plus. Difficile à dire, avec lui, on ne sait jamais.
Sans commentaire...
Texte : Bruno Compagnet
03 FREERIDE, LES 12 COMMANDEMENTS
Ou, « le freeride c’est…. »
... Initialement, la même chose pour tous.
Essayer de le décrire en deux phrases, c’est comme manger de la fondue à la paille… Plutôt dur ! L’étendue des sensations et des expériences est si vaste... Des petits jobs où l’on bosse comme un esclave pour trois sous à l’érection d’un énorme quarter pipe en hors-piste, des trips autour de la planète où l’on croule sous l’excédent de bagage à un tout droit dans un mètre de fraîche…
…Le freeride signifie tant de choses pour tellement de personnes.
LE FREERIDE C’EST…..
…..l’aventure.
Un besoin instinctif de fuir une certaine normalité. De sauter dans un avion et de traverser la planète, de monter dans un bus pour rejoindre une montagne enneigée, juste pour foutre le camp de nos jungles de béton. De s’offrir un bol d’air pur dans la beauté des Alpes. Des runs sans fin. Des journées entières à rider à chercher de nouveaux couloirs, suivies de longues nuits passées devant l’âtre, les pieds dans de grosses chaussettes en laine, à récupérer… Les premiers runs de poudre du matin ou les sessions déjantées au snowpark, selon que tu sois un saisonnier vétéran ou un freestyler new school. L’exploration est ce que tu veux quelle soit.
LE FREERIDE C’EST…..
…..narguer le blizzard.
C’est un moment exaltant si tu es assez équipé pour ne pas te les geler. Connais-tu ce feeling, quand la tempête te force à enfouir le menton dans le col de ta veste. Que tu es le seul débile à remonter inlassablement ce télésiège désert, soumis aux assauts d’une dépression cyclonique, pour décrocher la récompense suprême. Tu es seul au Monde. Seul à charger ces lignes dans les arbres qui, run après run, sont recouvertes par la neige tout juste tombée. Ces moments où le froid et l’inconfort se mélangent au bonheur de se sentir le roi de la Terre. Ils te forcent à la perfection. Surtout éviter la chute, être précis et puissant. Rester concentré. Et ça en vaut la peine…une pure ligne arrachée à la tempête peut être le paroxysme dans une vie de freerider.
LE FREERIDE C’EST…..
…..quelque chose de profond.
Peu importe les derniers « tricks » à la mode que travaillent les champions de demain. Une descente sans fin, dans une poudreuse fraîche et cristalline, rappellera toujours les mêmes sensations aux freeriders accomplis. On a déjà essayé de le décrire, mais il n’est pas facile de faire comprendre aux non initiés à quel point les grosses sessions de « pow » sont sacrées. Le silence, la fluidité dans les actions, ces sourires figés et béats sur tous les visages. Ces instants sont hors du temps. Fini le tic-tac de cette société où tout est réglé comme du papier à musique. Le monde extérieur n’a plus la moindre signification. Tant d’éléments qui, quand on les considère dans leur ensemble, prouvent que le freeride est plus que ce que l’on croit. C’est un véritable temple, une religion pour laquelle nous sommes prêts à tous les sacrifices…
LE FREERIDE C’EST…..
…..hurler entre les arbres.
Charger comme un fou, puis carver. Disparaître entre les arbres pour réapparaître l’espace d’un instant. Te lâcher à fond et laisser la forêt te guider. Elle sait ce que tu veux et t’ouvre ses bras. Faire confiance aux trolls des bois, leur laisser te montrer la voie. Sentir que, d’une certaine façon, ta board est connectée à chaque neurone de ton cerveau. Que les impulsions données par tes doigts de pied te permettent de frôler les sapins chargés de neige à Mach 2. Hurler de joie, de peur rétrospective, ou d’avoir su trouver ton chemin parmi ce labyrinthe végétal.
LE FREERIDE C’EST…..
…..la rencontre.
Conduire des heures durant. Arriver exténué, mais joyeux pour partager une grosse session avec des potes, dans cette station inconnue en début de saison. Rentrer confiant dans ce bar enfumé où tu ne connais personne, car tu sait que tu vas rencontrer des gens qui vivent pour le même idéal que toi. C’est aussi te retrouver dans une situation surmerdique, bloqué dans une face en dessus d’un amoncellement de rochers. Essayer de ne pas paniquer. C’est la rencontre avec toi-même, avec tes limites physiques et psychiques. Pousser tes capacités à l’extrême. Savoir qui tu es.
LE FREERIDE C’EST…..
….. le soleil après la tempête.
Après ces trois jours passés à se protéger des assauts des Dieux déchaînés, le soleil est enfin réapparu. Tout semble neuf. Le village n’est plus reconnaissable. L’air à ce quelque chose de magique. Il est sec, froid et cristallin. Les échos des artificiers qui travaillent déjà à sécuriser les pistes, se mélangent au cliquetis de la déneigeuse.
C’est l’avant-goût d’une vision féerique qui va chavirer ton cœur…Tes runs favoris sont comme neufs. Les arbres, croulant sous la neige fraîche, ont des allures fantomatiques. Le parking est encore vide, mais tu speed déjà…Tu n’arrive pas à lacer tes boots assez vite…Plus d’un véhicule a été accidenté, une paire de goggles ou de gants oubliée au chalet, dans ces instants de stress.
Une journée de pow dans votre station favorite est magique, où que vous soyez sur cette planète.
LE FREERIDE C’EST…..
…..trancher la neige à coup de carres.
Un virage pur et puissant, c’est la clé en freeride. Que tu aimes danser avec équilibre sur une piste damée, les pieds rivés sur un gun de slalom, ou que tu t’apprêtes à slasher la lèvre d’une congère, la technique mise en œuvre pour réussir ces mooves parfaits est la même. C’est cette technique, ce contrôle de ta board qui te fera éviter la catastrophe, tenir debout dans une coulée de neige. Le temps passé à l’acquérir avant de se lancer hors piste pourra te sauver la vie.
LE FREERIDE C’EST…..
…connaître et sentir la montagne avec ton cœur.
Réagir instinctivement et logiquement à chaque fois que cela t’es nécessaire. C’est savoir écouter sa nature profonde. Cette voix intérieure qui te dit ce qui est bon pour toi ou non. Il ne s’agit pas des notions subjectives de « bien » et de « mal », faussement véhiculées par la religion depuis des siècles, non. Si tu sais t’écouter vraiment, tu sauras entendre les avertissements de la Nature. Il faut pouvoir assumer une décision, malgré l’avis de certains camarades de ride, qui te poussent à la faute. Savoir renoncer, rester humble devant la force, la taille et l’ancienneté de la montagne. On peut tricher avec les gens, pas avec les éléments…
LE FREERIDE C’EST…..
…..être celui que tu veux vraiment être.
Vivre libre, ne pas se plier aux modes et aux tendances. Laisser de coté le conformisme. Il y a plein de merdes dans l’industrie du ski et du snowboard. Beaucoup trop de gadgets, de trucs « dans le coup ». Le vrai freerider, celui qui est à la quête du feeling et de la liberté dans ses actions, n’est pas dupe de ces attrapes gogos. Il cherche l’accomplissement personnel. L’équilibre entre son mental et son physique. Il suit sa voie, emmerde les autres et leurs avis sur tout.
La variété est le piment de la vie. Pourquoi vouloir absolument ressembler aux autres moutons ? Pourquoi partir rider avec un sac à dos dernier model, alors que celui-ci reste vide… Absurde ! Pourquoi s’obstiner à rider avec le pro-model d’un rider ricain mesurant 1 m. 60 qui fait du parc, alors que tu frises la taille « basketteur » et que ton truc c’est la pow… Soyez vous-même, créez votre style. Ne comparez pas toujours ce qui n’a pas raison de l’être. Vous êtes unique, profitez-en…!
LE FREERIDE C’EST…...
…..rester jeune éternellement.
C’est réaliser qu’à chaque fois que tu pousse tes limites dans les montagnes, que tu essaies un nouveau tricks, tu remets en question les forces qui régissent ta vie. Tu es un pas en avant de tous ces lobotomisés qui s’abrutissent devant la TV et dorment éveillés. Malgré tout il faut faire des efforts. Ne pas croire aveuglément que l’on a la science infuse. Rester humble, écouter et accepter. Ce sont les clés de l’évolution. Car ce n’est que lorsque l’on avance plus que l’on régresse, que l’on vieillit…
Croyez en vos rêves. Fixer-vous des buts et mettez tout en œuvre pour les réaliser. Riez de tout, souriez à la vie. Cherchez et pensez au côté positif caché en toutes mauvaises nouvelles. Tout est bon. Il suffit de vouloir y croire.
LE FREERIDE C’EST…..
…..être léger comme l’air.
Laisser les tracasseries quotidiennes à la maison et rider la tête libre. Choisir une wind-lip, la shaper et t’envoyer dessus plein pot. Le bruit de ta board sur la neige stoppe au moment où tu t’éloignes du sol. La sensation de gravitation sur ton corps diminue plus tu t’approches de ton altitude maximum. Le point mort. Une fraction de seconde que l’on aimerait voir durer une éternité. 0 G. Puis les lois de la balistique et la gravité reprennent leurs droits sur ta personne. À peine atterri, tu remonte en courant la prise d’élan pour t’offrir, inlassablement, ta dose d’adrénaline…Et alors que tu charges à nouveau le kicker, tu chantes intérieurement «…fly, like an eagle…».
LE FREERIDE C’EST…..
…..faire corps avec la Nature.
Nous en venons et y retournerons. Il faut cesser de se croire supérieurs aux autres races. Nous ne sommes, après tout, qu’une espèce vivante de plus. À ce titre il est de notre devoir de bien plus respecter tous les éléments qui nous permettent d’être ce que l’on est. Le soleil, l’eau, le sol et les paysans qui ont collaboré à faire pousser nos aliments. La Nature est si belle, si variée. Source d’inspiration pour certains, de calme et de bonheur pour d’autres. Elle nous honore continuellement de ses mille visages. Sachons penser à Elle et à la respecter. Elle le sent et nous le rend… Au centuple.
FIN
© ahead-epicscope IX 2000.
Texte original Peter Corney, trad C.Neri